Produire un film en Thaïlande : entretien avec Mai Meksawan

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Mai Meksawan a travaillé dès 2004 avec le Festival International du Film de Bangkok International Film Festival et en était le programmateur jusqu’à l’édition finale, en 2009. Il a également programmé et co-organisé plusieurs autres festivals de films en Thaïlande. Il a co-fondé en 2007, avec Pimpaka Towira et Ruengsang Sripaoraya, la société de production et de distribution Extra Virgin, où il a produit le film Agrarian Utopia d’Uruphong Raksasad, qui a parcouru plus de 100 festivals de films internationaux et a reçu une dizaine de prix. En 2014, il créé la société de production Diversion, avec laquelle il produit notamment Manta Ray de Phuttiphong Aroonpheng, vainqueur du prix Orizzonti du Meilleur Film en 2018 au Festival de Venise, ainsi que Come Here d’Anocha Suwichakornpong, présenté au Festival de Berlin cette année, et Anatomy of Time de Jakrawal Nilthamrong, présenté au Festival de Venise Film, également cette année, dans la section Orizzonti.

Crédit photo : Ong-art Wiseschotikul

Comment êtes-vous devenu producteur ?
J’ai démarré comme organisateur de festival -en particulier au Festival International du Film de Bangkok, qui était le principal festival de films en Thaïlande durant les années 2000.
J’ai étudié l’architecture à l’université mais n’ai jamais eu l’occasion de mettre ces connaissances en pratique – curieusement, comme Apichatpong Weerasethakul ! J’ai commencé dans le département Publicité du Festival de Bangkok et ai fini par rester au fil des années, en évoluant aussi vers d’autres fonctions. A la fin, j’étais un des programmateurs – jusqu’à ce que le gouvernement arrête de financer le festival, ce qui a signé son arrêt de mort. Pendant toutes ces années d’activité, j’ai fait la connaissance de nombreux réalisateurs prometteurs, dont nous montrions les films et que j’ai fini par aider à développer leurs projets. De fil en aiguille, je suis devenu leur producteur. Ce n’était pas planifié, c’est arrivé de façon naturelle et spontanée.

Vous avez produit Manta Ray de Phuttiphong Aroonpheng’s Manta Ray. Comment l’avez-vous rencontré et qu’est-ce qui vous a donné envie de produire son film ?
C’est Jakrawal Nilthamrong, dont je développais le premier long-métrage en 2008, qui m’a présenté Phuttiphong. Ils sont amis de longue date mais surtout Phuttiphong est le chef-opérateur des courts-métrages de Jakrawal ainsi que, plus tard, de son long-métrage de fiction Vanishing Point. Phuttiphong était également en train de développer en tant que réalisateur son premier long-métrage de fiction, intitulé Departure Day. Alors on a décidé de produire le projet, qui plus tard est devenu Manta Ray.
La plupart des réalisateurs avec lesquels je travaille commencent habituellement avec des courts-métrages avant de passer au long, ces courts-métrages parcourant les festivals de films internationaux dans le but d’élever leur statut en tant que cinéastes et leur permettre d’obtenir des financements pour leur premier long-métrage. Mais Phuttiphong a pris un tout autre chemin parce qu’il avait déjà une solide expérience en tant que cadreur et décorateur, à la fois pour des films indépendants et des films commerciaux. Il n’a pas fait tant de courts-métrages que ça, contrairement aux autres réalisateurs. C’est juste qu’il avait une idée très claire et très précise de ce qu’il voulait pour son premier long-métrage – avec une assurance que peu de réalisateurs de premiers films peuvent se targuer d’avoir.

Manta Ray de Phuttiphong Aroonpheng

Comment s’est passée la production de Manta Ray? Quel était le budget du film ?
C’était un peu plus de 400.000 euros, ce qui est relativement important pour un film indépendant thaï, en particulier pour un premier film. Nous avons eu la chance de trouver des financements chinois et français – via respectivement Youku Pictures, qui travaille habituellement avec des plus plus commerciaux, et l’Aide aux Cinémas du Monde du CNC ainsi qu’un fonds régional français (celui dont dépend la ville de Strasbourg).
Tout cela a pris beaucoup de temps et nous n’étions jamais sûrs de rien. Cette longue période d’attente a représenté le principal défi sachant que la première version du script date de 2009 et que nous avons terminé le film en… 2018 ! Pendant cette période, Phuttiphong s’est aussi marié et a commencé à fonder une famille. Et à un moment donné il était également chef-opérateur pour d’autres films, donc en réalité on a officiellement démarré le projet qu’en 2016. Le film est en fin de compte très éloigné du scénario d’origine parce qu’au début, Phuttiphong l’avait conçu comme un dyptique – la première moitié du film se déroulant en un lieu avec certains personnages, et la seconde moitié en un lieu tout autre et avec des personnages complètement différents, les deux moitiés de l’histoire étant reliées entre elles de façon très libre et spirituelle. Mais plus tard, Phuttiphong a décidé de transformer la première partie de l’histoire en un court-métrage intitulé Ferris Wheel, qu’il a réalisé en 2016. Le court-métrage a été très bien reçu et a joué un rôle crucial dans le démarrage de la production du long, qui est devenu uniquement la seconde moitié de l’histoire telle qu’écrite dans le scénario original – à propos de ce pêcheur qui sauve un mystérieux inconnu, qui s’avère être un Rohingya. C’était un pari qui s’est révélé fructueux ! L’avantage, en prenant tant de temps pour produire le film, c’est qu’au moment où l’on a enfin réuni le financement pour démarrer le tournage, Phuttiphong avait l’histoire en tête de façon très précise, scène par scène. Et du coup le tournage s’est déroulé de façon très fluide.

Le film est-il sorti en salles en Thaïlande ? Comment le public a-t-il réagi? Est-ce que le public international a réagi différemment du public thaïlandais ?
Manta Ray est sorti en salles en Thaïlande en juillet 2019 – environ dix mois après sa première mondiale au Festival du Film de Venise. Le film avait déjà parcouru de nombreux festivals internationaux et reçu plusieurs récompenses, ce qui a permis de créer un buzz au moment de la sortie. Compte tenu de sa forme spécifique, le film a principalement attiré un public de cinéphiles, très engagés.
Concernant les différences de réactions, je dirais que le public thaïlandais est davantage focalisé sur le style cinématographique plutôt que le contexte politique. Le public international a également tendance à comparer le film avec les films d’autres réalisateurs thaïlandais dont ils ont entendu parler, alors que c’est quasiment le contraire pour le public thaïlandais, qui trouve que le film n’a justement rien à voir avec les films thaïs qu’ils ont vu jusqu’ici…

Comment décidez-vous des projets que vous produisez ? Avez-vous une ligne éditoriale particulière ?
Jusqu’ici, je travaille essentiellement avec des personnes dont je me sens proche ou que je connais depuis longtemps. Produire un film est un engagement à long terme et demande énormément de persévérance, donc il faut vraiment croire au projet et au réalisateur – une bonne relation est cruciale. Pour des questions de goût, je n’ai produit que des films d’auteur. C’est ce que j’aime et ce qui me donne envie de m’investir. Lorsque je travaillais pour les festivals, j’aimais à la fois l’aspect éditorial – le travail en tant que programmateur – et les aspects logistiques relatifs au budget, à l’exploitation et au management, ce qui est en fait très similaire à la production. La différence c’est que ce sont ceux qui financent les festivals qui ont le dernier mot, en tout cas en Thaïlande. C’est ainsi que j’ai réalisé que je ne serais jamais vraiment libre en travaillant pour un festival, ce sera toujours le festival de quelqu’un d’autre. En production, je suis véritablement indépendant, et c’est ce qui m’a donné envie de me lancer.

Comment finance-t-on un film d’auteur thaïlandais ?
De toutes les manières possibles ! Principalement à travers les subventions je suppose : beaucoup de réalisateurs indépendants thaïlandais qui sont connus sur la scène internationale ont bénéficié de subventions étrangères – principalement européennes – telles que le Hubert Bals Fund de Rotterdam, le World Cinema Fund allemand, ou encore l’Aide aux cinémas du monde du CNC etc. Il y avait également une subvention locale réservée au cinéma, accordée par le Ministère de la Culture Thaïlandais, qui était un soutien précieux pour beaucoup de films qui ont eu des parcours internationaux prestigieux par la suite. Cela a duré une dizaine d’années mais le programme a été suspendu il y a quelques années. Donc nous devons chercher d’autres sources de financements. Trouver des investisseurs privés est un grand défi parce qu’il est quasiment impossible pour des films d’auteur de s’avérer financièrement rentables (bien que cela puisse également être vrai des films commerciaux). L’écrasante majorité des films thaïlandais qui sortent dans les salles thaïlandaises chaque année perdent de l’argent et seule une fraction d’entre eux réussissent à amortir leurs coûts ou à faire des bénéfices parce que les coûts de production et les frais de distribution sont très élevés tandis que les revenus d’exploitation s’étiolent année après année. C’est un business très risqué. J’ai par le passé eu une conversation très intéressante avec un producteur appartenant à un très gros studio commercial : il disait être envieux des producteurs de films indépendants car ils sont complètement affranchis des exigences commerciales du marché et peuvent finalement se permettre de produire les films dont ils ont envie car on n’attend jamais de ceux-ci qu’ils fassent des bénéfices et génèrent un retour sur investissement pour les financiers. A l’inverse, les producteurs de films commerciaux ont une obligation de succès pour chacun des films qu’ils produisent, ce qui limite considérablement leur marge de manœuvre car c’est leur survie financière et leur carrière qui sont en jeu. Les producteurs de films indépendants n’ont pas ce genre de pression car dès qu’un film est achevé, on passe au suivant, que le précédent soit un succès au box-office ou non. Sans parler du fait que les films indépendants jouissent aussi d’une liberté bien plus importante pour traiter de tous les sujets possibles. Je n’avais jamais pensé à la production sous cet angle, et je dois reconnaître que cette conversation m’a ouvert les yeux. Bien entendu, l’objectif n’est pas de produire des films exclusivement destinés aux festivals et à la critique internationale, sans retour sur investissement aucun pour les financiers des films car ce ne serait de toute façon pas un modèle économique viable sur le long terme. Mais en même temps, il est important que tous soient réalistes et que les attentes, commerciales, des partenaires d’un même film soient relativement similaires. Il est crucial de s’assurer que l’on travaille avec des partenaires qui partagent une vision commune des choses, ce qui n’est jamais évident et limite également les options. Mais il faut tenir bon, et continuer à chercher.

Quels sont vos projets à venir ?
Nous avons présenté au Festival de Berlin cette année le nouveau film d’Anocha Suwichakornpong, Come Here. C’est son troisième film après Mundane History et By The Time It Gets Dark. Nous avons également présenté Anatomy of Time de Jakrawal Nilthamrong’s au Festival de Venise – le plus ambitieux de nos projets jusqu’ici et notre première coproduction internationale avec plus d’un pays, à savoir la France, les Pays-Bas et Singapour. Jakrawal vient des arts visuels et ses oeuvres sont généralement très expérimentales et non-narratives, et profondément ancrées dans le bouddhisme. Mais Anatomy of Time est assez différent, ce qui est très stimulant. Nous avons également un projet en cours, Worship d’Uruphong Raksasad, qui est un mélange de documentaire et de fiction. Uruphong aime explorer la frontière entre réalité et fiction, et ses oeuvres ont souvent trait à la vie des villageois dans la campagne thaïlandaise, avec des images d’une beauté saisissante qui cachent une sombre mélancolie. Il devient également plus politique – ce qui est assez naturel compte tenu de l’évolution de la situation politique en Thaïlande au cours de l’année écoulée, où beaucoup de gens sont de plus en plus en colère et s’expriment ouvertement – et le film reflète également ce sentiment collectif, mais de manière plus subtile. Nous développons également le premier long-métrage de Patiparn Boontarig. Nous travaillons avec lui depuis très longtemps puisqu’il est le premier assistant réalisateur des films de Phuttiphong et Jakrawal. Le titre est Solids by the Seashore et traite de la relation intime entre deux jeunes femmes dans le sud de la Thaïlande – une région à prédominance musulmane, très différente culturellement du reste de la Thaïlande, longtemps connue comme un pays bouddhiste. Le sud est également réputé pour le tourisme avec ses longues étendues de littoral, mais il souffre depuis des années de dommages environnementaux inquiétants dus à l’érosion de la mer. Le gouvernement local a construit une série de digues en béton pour arrêter l’érosion, ce qui a endommagé les plages de façon permanente et a fini par provoquer une érosion supplémentaire dans différentes directions. Le film réfléchit également à cette question et parle de l’échec ultime de l’homme à lutter contre la nature et à essayer sans cesse de contrôler le monde dans lequel il vit. Enfin, nous travaillons actuellement sur le nouveau film de Phuttiphong, Morrison. Il s’agit d’un projet plus ambitieux qui traite d’un sujet totalement différent de ses précédents travaux : la mémoire collective de la guerre du Vietnam dans la société thaïlandaise et la musique rock & roll. Mais il conserve le style cinématographique caractéristique de Phuttiphong, avec la même atmosphère que Manta Ray, dans une direction cependant différente.

Come Here de Anocha Suwichakornpong

Combien de films indépendants sont produits chaque année ? Combien de ces films soritent-ils en salles (en temps normal) ?
La scène indépendante est active ici, mais je ne peux pas donner de chiffres exacts. Disons qu’il doit y avoir entre 5 à 10 nouveaux films chaque année. Ici, la plupart des films indépendants sortent en salles car, ce sont très souvent les réalisateurs eux-mêmes qui distribuent leurs films et s’adressent donc directement aux cinémas. La sortie en salle reste le principal moyen pour les films indépendants thaïlandais d’être vus par le public local, car il n’existe pratiquement plus de marché du DVD et les films d’auteurs ne sont généralement pas disponibles en streaming. Je pense que l’un des avantages de la Thaïlande est que les cinémas locaux accueillent volontiers les films indépendants, ce qui permet aux cinéastes de traiter directement avec les exploitants sans avoir besoin d’un distributeur. Mais le problème est que la sortie peut être extrêmement limitée : la plupart des films indépendants ne sortent que sur 2 ou 3 écrans – avec une seule projection par jour voire deux le week-end. Les salles peuvent en outre être très prompts à retirer de l’affiche les films qui n’obtiennent pas de bons résultats commerciaux dans les premiers jours de leur sortie. En moyenne, les films ne restent donc en salles que deux semaines maximum, voire moins. En fin de compte, ils disparaissent très rapidement. Il y a environ 50 films (tous genres et budgets confondus) qui sortent par an, ce qui signifie qu’un nouveau film sort chaque semaine. Ceci étant, depuis l’apparition de la Covid, très peu de films indépendants sont sortis en salles.

Combien de cinémas y a-t-il en Thaïlande ?
Deux chaînes de multiplexes rivales dominent le marché. Ensemble, elles représentent environ 1000 écrans – une chaîne détient grosso modo 60 % du parc, et l’autre les 40 % restants. Ces chaînes projettent également des films d’auteurs mais dans un format très limité, comme évoqué plus tôt. En ce qui concerne les cinémas art et d’essai, il n’en existe que deux, tous deux situés à Bangkok. L’un d’eux a d’ailleurs fermé l’année dernière en raison de l’impact de la pandémie. Il ne nous reste donc plus qu’un cinéma art et d’essai, doté de trois écrans, ce qui est largement insuffisant pour une grande ville comme Bangkok. Techniquement, il existe également un autre cinéma indépendant en ville, mais il ne projette pas en DCP1Un Digital Cinema Package (DCP) est l’équivalent en cinéma numérique de la copie de projection argentique. Il a également fermé ses portes cette année en raison de la pandémie mais il vient d’être repris par une société de distribution indépendante locale qui va maintenir le lieu en activité et poursuivre la programmation prévue, ce qui est une bonne nouvelle. Le principal cinéma art et essai dont je parlais plus tôt et qui reste donc est le « House Cinema ». C’était aussi le premier cinéma thaïlandais dédié au cinéma d’auteur. Il appartient à Sahamongkolfilm, qui est le plus gros distributeur de films en Thaïlande. Ils ont commencé à diffuser des films d’auteurs à la fin des années 1990 parce qu’à l’époque ils achetaient beaucoup de films par lots auprès de vendeurs internationaux et avaient besoin d’un lieu de diffusion. Ils ont dont fini par ouvrir leur propre cinéma. L’autre cinéma art et essai appartenait à la chaîne de cinémas Apex, qui exploitait les derniers mono-écrans du pays – ils avaient trois cinémas dans le centre-ville (le Siam, le Lido et la Scala). Après l’émergence des multiplexes dans les centres commerciaux, Apex a modifié sa programmation pour se concentrer sur les films indépendants, qui sont devenus très populaires. Mais il est très difficile d’exploiter un mono-écran, sans compter un certain nombre d’autres facteurs : le Siam a été incendié suite à la violente répression par les militaires de la manifestation des Chemises Rouges en 2010. Le Lido a fermé en 2018 lorsque son propriétaire a décidé de ne pas renouveler le bail, puis le dernier clou du cercueil a été enfoncé l’année dernière lorsque le Scala a dû fermer ses portes en raison de l’impact économique de la Covid-19. Il y avait enfin le Bangkok Screening Room, qui était en activité depuis 2016. Il s’agissait également d’un cinéma indépendant. C’est le cinéma qui ne projette cependant pas en DCP. Il a également été touché par la pandémie et a fermé ses portes à la fin du mois de mars 2021. Mais heureusement, il a été repris par une société de distribution locale, Documentary Club, qui va maintenir le cinéma en activité. Il n’y a pas de cinémas art et d’essai dans les autres villes jusqu’à présent. Il est certain que le public des salles art et d’essai augmente dans de nombreux endroits, mais le marché reste limité et il est évidemment très coûteux d’exploiter un cinéma. Dans des villes comme Chiang Mai, Khon Karen ou Hadyai, où il y a des communautés d’étudiants universitaires actives, il y a beaucoup de spectateurs qui sont curieux de voir des films indépendants, mais ces films ne sont projetés que dans des lieux alternatifs tels que des galeries d’art, des librairies ou des cafés. La qualité de la projection n’est pas optimale, mais c’est devenu le seul moyen pour ces films d’être vus. Le streaming a beaucoup changé les habitudes du public. Aujourd’hui – et même avant la pandémie –, la fréquentation des salles de cinéma a chuté et le public est de plus en plus habitué à regarder des contenus en ligne plutôt qu’en salles. C’est une évolution qui représente un défi particulier pour nous, professionnels du cinéma.

Anatomy of Time de Jakrawal Nilthamrong

Y -il beaucoup de festivals en Thaïlande ? A quel(s) type(s) de public(s) s’adressent-ils ?
En fait, il n’y en a pratiquement plus de nos jours. Lorsque je travaillais au Festival de Bangkok, nous avions deux festivals internationaux de films montrant les films d’auteur provenant de Cannes, Venise et Berlin, qui attiraient un public local important (cinéphiles, étudiants, jeunes professionnels, communautés internationales, etc.). Il y avait également un certain nombre de festivals thématiques plus petits tout au long de l’année – environ 1 ou 2 par mois –, la scène était donc assez active. Mais au fil des années, il est devenu de plus en plus difficile pour les festivals de se maintenir à flot. Beaucoup d’entre eux, y compris celui avec lequel j’ai travaillé, ont dû cesser à un moment donné. C’est une triste réalité.

Pourquoi n’y a-t-il plus de festivals et de subventions en Thaïlande ?
C’est une question compliquée et nous pouvons avoir une très longue discussion à ce sujet, mais disons que l’art et la culture n’ont jamais été une priorité pour le gouvernement thaïlandais. Nous avons eu par le passé un grand festival de cinéma organisé par le gouvernement : le budget était très élevé et il y a eu beaucoup de retombées médiatiques. Mais l’argent provenait de l’autorité du tourisme – et non du Ministère de la Culture – et l’objectif était de promouvoir le tourisme dans le pays. Toute l’attention était portée sur le tapis rouge et les galas plutôt que sur la culture cinématographique. D’une certaine manière, il était avantageux pour nous de travailler à la programmation du festival dans ce contexte, car nous avions une liberté absolue dans la sélection des films : les fonctionnaires du gouvernement ont fourni le financement et n’ont jamais interféré dans la programmation. Ce n’est pas parce qu’ils croyaient dans la liberté artistique, mais simplement parce qu’ils s’en moquaient – ils avaient juste besoin de films pour appeler cela un festival de cinéma, peu importe les films. Ils voulaient juste des galas et avant-premières, c’est tout ! Et peu importe le film projeté, tant qu’ils peuvent faire venir des célébrités locales, qui n’ont rien à voir avec le film lui-même, pour défiler sur le tapis rouge avant la projection. Et une fois le film commencé, ils partaient tous dîner. Ce qui s’est passé avec le Festival International du Film de Bangkok a été très dramatique : il a pris fin à la fin des années 2000 à la suite d’un scandale de corruption qui a abouti à l’arrestation et à l’emprisonnement du chef de l’autorité thaïlandaise du tourisme de l’époque pour avoir conspiré avec une société américaine afin de recevoir des pots-de-vin ! La réputation du festival en a été ternie à jamais et l’autorité du tourisme a cessé de l’organiser. En ce qui concerne les subventions et bourses cinématographiques mises en place par le Ministère de la Culture, elles ont également été mises en place de manière suspecte… Le gouvernement thaïlandais préfère généralement ne pas soutenir les films d’auteurs au profit des productions plus commerciales. Mais il n’avait pas d’autre choix que de soutenir les films indépendants, car ce sont les films qui sont sélectionnés dans les festivals internationaux. La première année où le programme de subventions a été lancé, le gouvernement avait l’intention de soutenir un film de guerre historique épique à gros budget produit par un studio commercial, mais il l’a fait sous la forme d’une subvention par appel d’offres, ce qui a fait froncer les sourcils dans la communauté cinématographique. Lorsque les résultats des demandes de subvention ont été annoncés, il s’est avéré que le projet en question a reçu environ 80 % de la subvention totale, les 20 % restants étant répartis entre une trentaine d’autres projets, principalement des films d’auteurs indépendants. La communauté cinématographique a donc organisé une manifestation contre cette pratique déloyale. Et étonnamment, cela a fonctionné – ce qui n’est généralement pas le cas. Le gouvernement a révisé la décision d’octroi de subventions et a réduit le soutien à ce film épique pour réaffecter l’argent à d’autres projets indépendants ! Par la suite, le programme de subventions a été reconduit chaque année et a joué un rôle important dans le soutien à de nombreux films indépendants thaïlandais pendant une décennie, dont Manta Ray. Le montant n’est pas élevé car le Ministère de la Culture ne reçoit pas beaucoup de budget du gouvernement, mais il reste utile pour les cinéastes. Par la suite, le programme de subventions est devenu moins régulier et s’est finalement arrêté à un moment donné. Il n’y a pas eu d’explication officielle : le Ministère de la Culture s’est contenté de dire qu’il n’y avait pas assez de budget pour l’année en cours alors qu’en fait cela n’a juste jamais été une priorité.

Comment définiriez-vous le cinéma thaïlandais ?
L’histoire du cinéma thaïlandais remonte à très loin – en l’occurrence à la fin des années 1890, lorsque les frères Lumière ont organisé leurs premières projections à Paris – et a beaucoup évolué au fil des décennies. Mais la plupart des films ne sont pas vraiment connus en dehors du pays, car ce n’est qu’à partir des années 1960 que le cinéma thaïlandais a commencé à être reconnu au niveau international et à être présenté dans des festivals de films internationaux. Les cinéastes les plus influents sont RD Pestonji, dont le film noir classique Black Silk (1961) a été le premier film thaïlandais à être projeté au Festival de Berlin, et Cherd Sonsri, qui a réalisé The Scar, un classique de 1977 qui reste l’un des films thaïlandais les plus populaires de tous les temps. Les années 1980 et le début des années 1990 ont ensuite été marquées par un long marasme avant qu’un nouvel âge d’or ne se profile à partir de la fin des années 1990 avec une nouvelle génération de cinéastes qui ont révolutionné l’industrie, comme Nonzee Nimibutr (Dang Bireley’s and Young Gangsters, Nang Nak) et Pen-ek Ratanaruang (Fun Bar Karaoke, Monrak Transistor), suivis de Wisit Sasanatieng, qui a réalisé Tears of the Black Tiger, présenté en première mondiale au Festival de Cannes, dans la section Un Certain Regard. Le cinéma thaïlandais a atteint son apogée au début des années 2000 avec des succès internationaux, tant dans le secteur commercial (avec des superproductions d’action et d’horreur) que dans l’art et l’essai (avec les films d’Apichatpong Weerasethakul). Le succès d’Apichatpong Weerasethakul a certainement contribué à l’émergence d’une nouvelle vague et d’une nouvelle génération de cinéastes indépendants.

The Scar de Cherd Sonsri

Comment voyez-vous l’avenir du cinéma thaïlandais ?
C’est une question intéressante. J’ai commencé ma carrière cinématographique à l’apogée du secteur, lorsque la Thaïlande a connu de grands succès avec des films comme Ong-Bak, qui est devenu un grand succès international et a lancé la carrière de Tony Jaa, et aussi avec une série de films d’horreur qui se sont très bien vendus sur les marchés. Le films art et essai avaient également le vent en poupe, lorsque des films thaïlandais ont remporté le Prix du Jury au Festival de Cannes, et plus tard la Palme d’or – une première ! Mais une décennie plus tard, la situation a beaucoup changé et il y a eu beaucoup de hauts et de bas. Du côté de l’industrie, je suppose que c’est en partie parce que beaucoup de gens essaient généralement d’imiter les succès récents et inondent le marché avec le même type de films : après le succès international du blockbuster Ong-Bak, des tonnes de films d’action sur les arts martiaux ont afflué dans les cinémas au cours des années suivantes. Idem pour les films d’horreur surnaturels comme Shutter, qui se sont bien vendus sur les marchés : les années suivantes, tous les stands des vendeurs thaïlandais à Cannes et à l’AFM ne vendaient que des films d’horreur ! Entre-temps, les films d’auteurs continuaient de prospérer d’une certaine manière, car il y a toujours un flux constant de films d’auteurs qui sont présentés en première mondiale chaque année dans les festivals internationaux. Cependant, la réalisation de films n’est pas une activité très pérenne car il est très difficile d’en vivre. De nombreux cinéastes ont dû s’arrêter et faire autre chose à un moment donné, et il y a toujours une nouvelle génération de jeunes qui arrive. Apichatpong continue à avoir beaucoup de succès dans sa carrière bien sûr, mais il a arrêté de faire des films en Thaïlande à présent parce qu’il a toujours eu un problème avec la censure du gouvernement. Et depuis le coup d’État militaire de 2014, la situation a empiré et cela a sévèrement restreint ce que lui et la plupart des cinéastes thaïlandais peuvent dire et dépeindre dans les films. De nombreux cinéastes ont dû faire des films qui critiquent l’autorité de manière très abstraite afin d’éviter la censure. En fin de compte, le cinéma thaïlandais s’est toujours efforcé de se débrouiller tout seul, car il n’y a jamais eu de soutien, et quand il y en a eu, il a toujours été éphémère et irrégulier. Il n’existe pas de système de soutien durable ni de recette du succès. Un succès aujourd’hui ne garantit rien à long terme. Il ne s’agit toujours au final que de survivre et de rebondir.

Comment la pandémie a-t-elle affecté le cinéma en Thaïlande ?
Lors du confinement de l’année dernière, toutes les productions cinématographiques ont été suspendues et n’ont pu reprendre qu’à la seule condition de respecter des mesures sanitaires strictes. Les cinémas ont été fermés pendant un certain temps et la fréquentation a chuté tandis que moins de films sortaient en salles. Les distributeurs et les exploitants ont donc été durement touchés. Avec l’augmentation du nombre de cas, les conséquences économiques sont considérables et il devient de plus en plus difficile de trouver des financements. Le principal effet pourrait être le changement de comportement du public : les gens vont désormais moins souvent au cinéma et regardent plutôt des films sur des plateformes de streaming. Pour nous, c’est difficile car, étant donné le type de films que nous produisons, nous préférons toujours que le public regarde les films dans les salles de cinéma. C’est un grand défi à relever.

Propos recueillis par Françoise Duru

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