Entretien avec Hazel Orencio, actrice polyvalente

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Hazel Orencio est une actrice philippine, découverte par Lav Diaz en 2010 et vue notamment dans Florentina Hubaldo, CTE (2012), Norte, la fin de l’histoire (2013), Prologue To The Great Desaparecido (2013), From What Is Before (2014), A Lullaby To The Sorrowful Mystery (2016), La Saison du Diable (2018), Halte (2019)… Au fil du temps, elle est rapidement et parallèlement devenue la cheville ouvrière de Sine Olivia Pilipinas, la société de production de Lav Diaz.

Vous avez commencé par des études en art dramatique.
Quand j’étais enfant, mon oncle m’emmenait avec lui à son lycée pour y voir des pièces de théâtre.
J’avais alors 8 ou 9 ans. Je regardais les photos des acteurs dans le programme et je me suis dit qu’un jour c’est ma photo qu’on verrait. J’étais fascinée par la scène et le jeu : je voulais endosser des costumes et des personnalités différentes. Dès cet instant, je me suis toujours dit que je deviendrais comédienne.

Comment votre collaboration avec Lav Diaz a-t-elle débuté ?
J’ai passé une audition pour le rôle de Gregoria de Jesus (Prologue To The Great Desaparecido, A Lullaby To The Sorrowful Mystery) en 2010. J’avais été recommandée par notre professeur de théâtre, Adriana Agcaoili. Sur place, je suis reçue par le directeur de casting, qui se présente sous le nom de Romeo Lee, accompagné de l’assistant opérateur, Willy Fernandez. Le directeur de casting me demande d’attendre un peu car Lav Diaz est coincé dans les embouteillages. En attendant, ils m’ont demandé d’étudier le scénario. Puis Romeo Lee m’annonce finalement que Lav ne pourra pas venir et que nous n’avions qu’à procéder à l’audition. Ils m’ont fait lire des répliques du scénario. Puis je suis rentrée chez moi, en me demandant quelle sorte d’audition c’était, avec un réalisateur absent, coincé dans les embouteillages ! J’ai eu une intuition et ai commencé à chercher sur internet à quoi ressemblait Lav Diaz. Et c’est là que j’ai réalisé qu’il était là durant toute l’audition – « Romeo Lee » ! Quel embarras ! J’étais alors convaincue que je n’aurais pas le rôle mais peu de temps après j’ai reçu un SMS me demandant de me présenter pour une seconde audition. J’ai failli venir déguisée pour donner le change. Mais à mon arrivée, ils étaient en train de faire la fête. Ils m’ont dit que la fête était pour moi car j’avais le rôle ! J’étais stupéfaite ! C’est ainsi que j’ai rencontré Lav… [Rires]

Maintenant que vous avez travaillé sur près de dix films avec Lav en tant qu’actrice, comment définiriez-vous son style en tant que réalisateur, en termes de direction d’acteurs ?
On est très libre avec Lav. On est libre de jouer comme on l’entend du moment que l’on est en phase avec le personnage. Faire un film avec Lav est un travail extrêmement collaboratif où il tient vraiment compte des suggestions des comédiens dans le scénario (qu’il réécrit tous les jours en cours de tournage). En fait, il tient même compte des propositions de l’équipe technique et n’oublie jamais de remercie tout le monde sur le tournage, chaque jour. L’importance qu’il donne à chacun est sa marque de fabrique : il n’est pas du genre à se mettre en avant et à revendiquer, seul, la paternité des films qu’il réalise. Pour lui, c’est toujours un travail d’équipe.
Par exemple, pour Century of Birthing, un film sans scénario de A à Z, Lav m’a juste dit que mon rôle était celui d’une femme folle et enceinte. Lors du tournage des premières scènes, j’ai commencé à donner vie à mon personnage, en la faisant se balancer, osciller, tout en fredonnant une mélodie. Lav a eu l’idée de lier cette mélodie à une chanson que mon personnage chantant quand elle était encore saine d’esprit. C’est devenu plus tard la fameuse chanson d’Amang Tiburcio, que l’on entend fréquemment dans le film.

Quelle a été la scène la plus difficile ou le rôle le plus complexe que vous ayez joué ?
Chaque rôle est difficile. Pour chaque film de Lav, il s’agit toujours d’un défi. On doit systématiquement sortir de sa zone de confort, d’autant que Lav ne fait toujours qu’une seule prise. Je me souviens d’une scène qui était particulièrement difficile, celle de la confrontation de Gregoria de Jesus avec Cesaria Belarmino dans A Lullaby To The Sorrowful Mystery. Je jouais Gregoria de Jesus, à la recherche du corps de son mari disparu, Andres Bonifacio. Dans cette scène, Cesaria Belarmino (jouée par Alessandra de Rossi) avoue qu’elle est à l’origine de l’échec du mouvement de rébellion emmené par Andres Bonifacio, que c’est à cause d’elle que le mari de Gregoria de Jesus a été exécuté. Mon personnage rentre alors dans une colère noire et j’ai donné tout ce que j’avais dans cette scène au point de perdre connaissance. J’étais tellement dans le personnage que j’étais littéralement hors de moi, déversant toute ma colère, et je suis tombée sur un rocher ! Tous les membres de mon corps tremblaient après cette scène. Je me revois, lors de la projection officielle à Berlin où le film était en Compétition en 2016, avec Alessandra. En revoyant la scène, on pleurait, en se tenant la main. C’était comme si nous n’étions pas les actrices que l’on voyait à l’écran. C’est une scène qui m’a marquée.

Pouvez-vous nous en dire plus sur votre rôle dans Prologue To The Great Desaparecido ?
Je joue Gregoria de Jesus, l’épouse du héros de la révolution philippine, Andres Bonifacio (il s’agit en fait d’une introduction, d’un prologue au long-métrage A Lullaby To The Sorrowful Mystery).
Andres Bonifacio est un héros qui n’est pas mort durant la guerre face à l’ennemi (les colons espagnols à l’époque) mais qui a été trahi et exécuté par un camarade de lutte. Son corps n’a jamais été retrouvé.
Le tournage a duré une semaine, la préparation deux semaines. Pour préparer le rôle j’al lu les mémoires de Santiago Alvarez, « Le Katipunan et la Révolution », un ouvrage de référence sur la révolution philippine. C’est écrit comme un journal, et je dévorais le livre chapitre après chapitre durant le tournage pour avoir en moi l’émotion chaque jour du tournage. Je n’ai pas dormi ni ne me suis lavée, afin d’endosser complètement l’émotion du personnage : Gregoria de Jesus a en effet cherché le corps d’Andres Bonifacio dans les montagnes durant 30 jours, sans relâche.

Avez-vous jamais envisagé de jouer dans des films réalisés par d’autres cinéastes ?
J’ai joué dans des films d’autres réalisateurs tels que Ron Bryant (Bingoleras) et Paul Soriano (Dukot). C’était très différent des films de Lav car pour ces deux films il y avait un scénario à suivre à la lettre. Quelque part, c’est très rafraîchissant de travailler avec des réalisateurs différents, d’avoir affaire à des équipes de près de 100 personnes avec plein de matériel. Rien à voir avec le dispositif minimaliste de Lav et son processus organique.
Je ne suis pas contre travailler avec d’autres réalisateurs mais il est important pour moi qu’ils soient ouverts aux discussions. Mais pour l’instant, comme Sine Olivia Pilipinas (la société de production de Lav Diaz) est une toute petite structure, dans laquelle je suis très impliquée, je dois avouer que je suis surchargée de travail et n’ai pas trop le temps de me consacrer à d’autres films !

Justement, vous êtes créditée, dans beaucoup de films de Lav, comme assistante réalisatrice, directrice de production, directrice de casting, assistante monteuse, responsable de post production, costumière, chef-décoratrice, régisseuse etc.
J’aime m’essayer à tout ! Mais ce que je préfère c’est le métier d’actrice bien sûr.
J’ai appris à être polyvalente durant mon expérience au théâtre : à un moment donné, j’étais assistante aux costumes, assistante régisseuse et je faisais simultanément partie du chœur. Faire toutes sortes de tâches en production, j’adore l’adrénaline que ça procure… mais je ne le ferais que pour Lav.

Si vous deviez choisir entre le métier d’actrice et le travail en production, que choisiriez-vous ?
Être actrice. Quand on tourne, c’est quand je joue que je suis « en paix » : je suis dans un monde différent, dans une autre sphère. C’est comme si je vivais une vie différente de la mienne. Il y a beaucoup de rôles, de personnages, que j’aimerais interpréter. Une vie ne suffirait pas. Je ne m’arrêterai donc pas (même si je continue la production en parallèle pour Lav).

Quels sont les obstacles les plus difficiles auxquels vous avez eu à faire face en production ?
Je pense que c’est quand des acteurs ou des membres de l’équipe technique ont fait défaut à la dernière minute, soit pour des raisons personnelles (décès d’un membre de leur famille par exemple) soit pour des raisons… politiques. Beaucoup de pression, ce n’est pas simple… Je ne peux pas vraiment en dire plus…

Comment décririez-vous l’industrie du cinéma aux Philippines ?
C’est à la fois dynamique – il y a beaucoup de réalisateurs créatifs – et en même temps, comme partout je suppose, le système de distribution est implacable si les films ne font pas recette, ils sont tout simplement retirés de l’affiche. La seule alternative réside dans les festivals locaux et les plateformes de streaming. Le gouvernement n’est pas d’une aide… disons remarquable. Pour diffuser un film, il y a énormément de paperasse à remplir et des frais et taxes disproportionnés dont il faut s’acquitter. Ce pourquoi en dépit de la notoriété des films de Lav dans les festivals internationaux, ils sont rarement montrés aux Philippines…

PROLOGUE TO THE GREAT DESAPARECIDO de Lav Diaz est actuellement et exceptionnellement visible, gratuitement, dans la rubrique EN CE MOMENT, jusqu’au 5 juin 2020 inclus !

Propos recueillis par Françoise Duru

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