Avant d’être le titre du magnifique premier long-métrage de Gu Xiaogang, présenté en clôture de la Semaine Internationale de la Critique au Festival de Cannes 2019, « Séjour dans les Monts Fuchun » (富春山居圖) est avant tout un chef d’œuvre de la peinture traditionnelle chinoise1Traditionnellement, les peintures chinoises sont classées en trois grands groupes : la peinture de personnages, la peinture de paysage et la peinture de fleurs et d’oiseaux., et plus précisément du « shanshui » (山水) qui désigne la peinture de paysage, voire plus exactement « paysage de montagnes et d’eau », par opposition au paysage urbain, « shan » (山) signifiant « montagne » et « shui » (水) signifiant « eau ».
Une peinture de shanshui se construit pour être « lue » de bas en haut, dans le cas d’une composition verticale, et de droite à gauche, dans le cas d’une composition horizontale – comme c’est le cas pour l’œuvre de Huang Gongwang (1269-1354), qui a inspiré le film de Gu Xiaogang.
En l’occurrence, on « lit » ou contemple le rouleau horizontal sur une table, déroulant d’une main ce que l’on enroule de l’autre : les oeuvres présentées sous cette forme sont donc soumises à une lecture progressive ce qui introduit dans la peinture cette dimension temporelle, habituellement exclusivement réservée à l’expression littéraire ou musicale. Le spectateur découvre alors lui-même, au gré de sa lecture, des sections d’ampleur variable, s’arrogeant ainsi une participation active à l’initiative de la composition.
La peinture traditionnelle chinoise est en outre fortement empreinte de philosophie Tao, qui souligne l’insignifiance de l’être humain au sein d’une nature imposante et cosmique. La présence humaine sera donc représentée de façon anecdotique et infinitésimale. On recherchera essentiellement l’équilibre du yin et du yang : les montagnes, massives et robustes, représentent le yang, tandis que l’eau, calme et harmonieuse, représente le yin. La complémentarité intrinsèque de la montagne et de l’eau trouve ainsi son expression dans l’alternance du vide et du plein, des surfaces encrées et des surfaces blanches. Elle répond au mouvement cosmique du yin et du yang qui anime la structure binaire du processus créateur. Le shanshui est ainsi l’expression de la communion avec l’univers et ne se traduit nullement par une quelconque volonté de réalisme : il ne s’agit pas de reproduire la nature telle qu’on la voit mais plutôt de capturer l’esprit, la vitalité intérieure, de la nature, à travers la notion de cheminement, qui pourra naturellement être propre à chaque artiste. Trois éléments se retrouveront cependant toujours dans une peinture de shanshui : un ou des chemin(s) – toujours sinueux et pouvant également prendre la forme d’une ou de plusieurs rivières –, le bout du chemin – le chemin conduisant en effet vers un point particulier : une montagne, son ombre sur le sol, le ciel etc. –, et le cœur – le point focal de la peinture vers lequel tous les éléments doivent converger, le cœur définissant la signification de l’œuvre.
Le réalisateur Gu Xiaogang explique comme suit les différences d’approche entre l’esthétique chinoise et l’esthétique occidentale : «La Chine et l’Occident ont leur propre esthétique artistique. Rien n’est mieux ou moins bien, il y a simplement des différences. La peinture occidentale cherche à exprimer l’espace, tandis que la peinture de paysage traditionnelle chinoise tente de capter le passage du temps afin de garder la trace de quelque chose d’universel : l’éternité du temps et l’infinité de l’espace. Pour ce faire, il sacrifie parfois volontairement d’autres éléments, tels qu’une représentation réaliste des ombres et des lumières. Huang Gongwang, le peintre de « Séjour dans les Monts Fuchun », ajustait constamment le point central de son tableau et construisait divers angles afin de créer une expérience visuelle complète et unifiée. Parfois ses points de vue se situent dans le ciel, parfois sur la terre, parfois dans la forêt. Il est totalement affranchi des chaînes de la peinture bidimensionnelle. Les anciens déroulaient ces tableaux, lentement, dans un mouvement allant de droite à gauche. Le déroulement permet d’observer, au fur et à mesure, davantage d’images et de scènes. C’est un peu comme un film. »
C’est vers la fin de sa vie que Huang Gongwang, le plus connu des quatre grands maîtres de la dynastie Yuan en matière de peinture traditionnelle, a réalisé « Séjour dans les Monts Fuchun », un rouleau horizontal de près de 7 mètres de long.
La dynastie Yuan (plus connue par les occidentaux comme étant la « dynastie Mongole ») est la première dynastie non-chinoise à gouverner toute la Chine de 1279 à 1368. Elle a été fondée par Kubilai Khan, chef du clan des Bordjiguines dont était issu Gengis Khan, son grand-père.
Exclus des rouages de l’administration centrale, réservée aux Mongols, le retrait forcé ou choisi des lettrés sur leurs terres les amena vers des nouvelles formes d’expression (peinture, calligraphie, poésie) et de nouveaux sujets. C’est dans ce contexte que Huang Gongwang a réalisé ce qui est considéré aujourd’hui comme une œuvre de référence, ayant eu une influence décisive sur le développement de la peinture des lettrés aux époques Ming (1368-1644) et Qing (1644-1912) qui suivirent.
« Séjour dans les Monts Fuchun » est aujourd’hui cependant séparé en deux parties, ayant échappé de peu à la destruction : un collectionneur, vouant une admiration sans bornes pour cette peinture et sentant sa fin proche, avait exigé sur son lit de mort, en 1650, que le rouleau soit brûlé avec lui afin de l’accompagner dans l’au-delà. Le moment venu, c’est un membre avisé de la famille qui réussit à sauver in extrémis la peinture, alors que celle-ci avait commencé à brûler. Il en résulte donc que la première partie de la peinture, intitulée « La montagne qui reste » (剩山圖), et d’une longueur de 51,4 cm, est conservée dans le Musée provincial du Zhejiang à Hangzhou, tandis que l’autre partie, nommée « Le Maître du rouleau de Wuyong » (無用師卷), et d’une longueur de 636,9 cm, est conservée au Musée National du Palais à Taipei.
Après 360 ans de séparation, les deux parties de la peinture ont été réunies pour la première fois en 2011 à l’occasion d’une exposition au Musée National du Palais à Taipei.
Pour en savoir plus, voir la vidéo ci-dessous produite par le Musée National du Palais à Taipei (en chinois sous-titré en anglais uniquement) :
Tonglao S. Epinal
Tonglao S. Epinal est photographe et vidéaste, elle a également collaboré à de nombreuses revues spécialisées en tant que rédactrice freelance et voyage fréquemment en Asie du Sud Est pour ses travaux et recherches. Elle prépare actuellement un long-métrage documentaire sur l’héritage du cinéma soviétique et le paradoxe de la censure dans l’essor du cinéma asiatique de 1956 à 1986.
Bibliographie
Montagnes et eaux. La culture du Shanshui, Yolaine Escande, Paris, Hermann, 2005 Das aguas da montanha à paisagem, Adriana Verissimo Serrão (dir.), Filosofia e arquitectura da paisagem, Centro de filosofia da Universidade de Lisboa, 2012, trad. Augustin Berque.
Chinese Shan Shui Painting Through the Yuan Dynasty, Mike Cai, The Epoch Times, 14/01/2019.
Premiers éléments d’un petit dictionnaire de la peinture chinoise, dans catalogue « Trésors du Musée national du Palais, Taipei » du 22 octobre 1998 au 25 janvier 1999 au Grand Palais, Simon Leys.
Being in the Dry Zen Landscape, Robert Wicks, The Journal of Aesthetic Education Volume 38, Number 1, Spring 2004.
Huang Gongwang, Dwelling in the Fuchun Mountains, Hung Chen, Khan Academy, 2016.