Entretien avec Claude Gérard (Espace Saint Michel, Paris)

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Cinéma indépendant doté de deux écrans depuis 1980, l’Espace Saint Michel, situé à Paris en face de la fontaine Saint Michel en plein cœur du Quartier Latin, est piloté par les Gérard de génération en génération depuis 1912, date à laquelle l’arrière grand-oncle de Claude Gérard –le propriétaire et directeur actuel– transforma un restaurant de la place Saint Michel en cinéma.
Rencontre avec un exploitant iconoclaste qui n’a pas sa langue dans sa poche et nous parle de son attrait pour le cinéma asiatique, tout en défendant une ligne éditoriale éclectique qui privilégie la découverte et fait la part belle aux cinémas du monde comme aux cinéastes militants.

Quel film asiatique a eu le plus grand succès à l’Espace Saint Michel ?
La réouverture du cinéma en septembre 1991, suite à l’incendie criminel de 1988 [cf. encadré plus bas], se fait notamment avec le magnifique film japonais LA MORT D’UN MAÎTRE DE THE (千利休 本覺坊遺文). Le film de Kei Kumai, inconnu du public français, fait tout de même 2 500 entrées en une semaine ! Aujourd’hui un tel film rassemblerait 500 personnes tout au plus. Les œuvres cinématographiques de qualité se font rares et quand elles arrivent à être produites, elles sont noyées dans une masse de films mauvais. Peut-être a-t-on trop banalisé et vulgarisé le cinéma. Le numérique y a surement contribué. C’est un problème, on est en train de dégoûter les gens auxquels on ne montre plus que des blockbusters américains.
A l’époque de mon père, l’art et essai n’était pas aussi segmenté qu’aujourd’hui, on ne passait que de bons films. Le cinéma qui marche encore bien dans le quartier, c’est le Champo car il est à côté de la Sorbonne et c’est devenu une référence culturelle. Mais ils projettent 20 à 30 films par semaine, moi ce qui m’intéresse, c’est la découverte.

Quel est le premier film asiatique que vous ayez-vu ?
Vers 7 ans, j’ai été très impressionné par LA PORTE DE L’ENFER (地獄門) de Teinosuke Kinugasa (Grand Prix du Festival de Cannes en 1954), notamment la scène où le prince réanime sa bien-aimée grâce à un brouillard d’eau qu’il lui crache à la figure, et que j’ai d’ailleurs reproduit chaque été à la plage ! [Rires]

Vous sentez-vous responsable des films asiatiques que vous programmez, du regard que votre public peut porter sur l’Asie?
Bien sûr, mais cela ne concerne pas que le cinéma asiatique. Moi ce qui m’intéresse avant tout, c’est la qualité. J’aime particulièrement il est vrai le cinéma asiatique, que ce soit le cinéma coréen, japonais, ou le cinéma iranien. J’allais souvent au Festival des Trois Continents à Nantes, où je repérais des films qui malheureusement n’arrivaient pas toujours à sortir en salles. Mais au final, la seule responsabilité que j’ai c’est de montrer des films de qualité et de découverte. Nous avons programmé par exemple DAKINI (Munmo Tashi Khyidron) en 2016, un film bhoutanais de Dechen Roder.

Pourquoi ce film vous intéressait-il ?
La curiosité ! Aujourd’hui tout le monde voyage, mais tout le monde va voir les mêmes endroits. Ce n’est pas de la curiosité, ce sont des mondanités. Être réellement curieux, c’est sortir des sentiers battus. La curiosité c’est aussi de chercher à voir ce que les autres ne voient pas.

Outre LA PORTE DE L’ENFER, pouvez-vous nous parler de films asiatiques qui vous ont particulièrement marqué ?
J’ai été très impressionné par ONIBABA (鬼婆) de Kaneto Shindo et aussi LA FEMME DES SABLES (砂の女) de Hiroshi Teshigahara –je trouve juste la réalisation, les images, extraordinaires. En fait c’est impossible d’en parler, il vaut mieux voir les films, certaines choses ne s’expliquent pas. Je n’aime pas les critiques de cinéma. On est sensible au cinéma, c’est une esthétique, une sensation de beauté. On intellectualise trop quand on devient adulte… Il faut aller au cinéma avec la sensibilité, l’innocence, d’un enfant.

Propos recueillis par Françoise Duru et Pauline Kraatz

Fiche technique
Espace Saint Michel
7, place Saint Michel – 75005 Paris – T +33 (0)1 44 07 20 49 – www.espacesaintmichel.com
Salle classée Art & Essai, Europa Cinemas, Ecole/Collège/Lycée au cinéma
Equipement : numérique, 35mm, 4K
2 salles : 120 pl. (base écran 7,20 m) et 90 pl. (base écran 6,50 m)
Bar Les Affiches : ouvert du mardi au samedi de 18h à minuit
Film asiatique ayant réalisé le plus d’entrées : « La mort d’un maître de thé » (12 425 entrées)

A PROPOS DE L’ESPACE SAINT MICHEL

Né en 1945, Claude Gérard baigne dans le cinéma depuis sa plus tendre enfance, le cinéma ayant été fondé par son arrière grand-oncle, Victor Gandon, en 1912. Habitant le quartier depuis toujours, Claude ne manque pas un seul film diffusé dans le cinéma familial, alors mono-écran doté de 450 places (avec orchestre et balcon) suite aux travaux entrepris en 1925 par Gaston Gérard, le grand-père de Claude, qui reprend le cinéma dès 1918.

Fidèle à ce jour à la place dans l’orchestre qui est collée à l’écran, il veut ressentir le film le plus intensément possible, en remplissant son champ visuel des images qui défilent. Il garde donc des souvenirs émus de ses premiers effrois, comme devant LE TOMBEAU HINDOU de Fritz Lang en 1959.

Parallèlement à ses études à HEC, en prévision du concours de l’IDHEC (pour lequel une classe préparatoire était alors nécessaire), il prépare le Certificat d’Etudes Générales d’Audiovisuel à Nanterre dont il suit les cours de Jean-Pierre Melville, en plein tournage de L’ARMEE DES OMBRES et croisera « Dany le Rouge » dans les couloirs du campus. N’ayant cependant pu finir son certificat à cause des événements de Mai 68, il renoncera à ses désirs de réalisation. Il devient donc assistant de gestion de son père, Jean Gérard, jusqu’à reprendre les rênes du cinéma en 1991, désormais doté depuis 1980 d’un second écran (en lieu et place du balcon de la salle mono-écran précédente).

Dès 1970, l’Espace Saint Michel subit de plein fouet la concurrence des salles de l’Odéon (9 salles UGC, 5 salles Parafrance), les ancêtres des multiplexes. Alors que les films étaient simples à obtenir par le passé, il fallait désormais négocier férocement avec les distributeurs. Souvent, les exploitants se disputaient un même film ou en rejetaient un autre en bloc. C’est peut-être ce qui a contribué à faire du Saint Michel un espace politique alternatif… En 1974 peu d’exploitants étaient prêts à programmer PAIN ET CHOCOLAT de Franco Brusati, jugé « trop communiste ». En 1988, cet esprit de liberté attira les foudres d’un groupuscule catholique extrémiste, furieux de la projection de LA DERNIERE TENTATION DU CHRIST de Martin Scorsese, qui déclenche un incendie criminel. Le cinéma ne rouvrira qu’en 1991, avec un espace supplémentaire baptisé « le club » dédié aux rencontres et débats.
En 2016, MERCI PATRON ! de François Ruffin est boudé par plusieurs grandes salles, intérêts politiques divergents obligent, mais est accueilli à bras ouverts par l’Espace Saint Michel… L’irrévérence et le militantisme restent ainsi résolument dans l’ADN de la programmation du cinéma !

En 40 années de métier, pour Claude Gérard, ce qui a le plus changé, c’est sans doute le public. Autrefois jeune et curieux, il est désormais âgé et submergé par les blockbusters et films commerciaux en tous genres. Les cinéphiles se font rares, surtout dans ce quartier saturé de touristes, jadis à la croisée de deux mondes –les bourgeois du 6ème et le prolétariat des grands boulevards. « Dans les années 50, le cinéma pouvait comptait jusqu’à 11 000 entrées par semaine. En 2019, on sort le champagne quand on franchit le seuil des 1 000 entrées… » déplore Claude Gérard, tout en se voulant optimiste : « La curiosité va revenir, les gens finiront par se révolter contre le bourrage de crâne. »

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