Tout en légèreté et d’une fraîcheur dont le cinéma japonais a le secret, DANS UN JARDIN QU’ON DIRAIT ETERNEL de Tatsushi Ômori suit année après année l’initiation d’une jeune femme à la cérémonie du thé. Revenons à cette occasion sur le sens et l’origine de cet art ancestral.
Quand on apprend le japonais, on découvre rapidement certains termes n’ayant aucun équivalent dans les langues occidentales, et pourtant largement employés dans la vie de tous les jours. Si, par exemple, la locution Tadaima prononcée lorsque l’on rentre chez soi peut tout simplement se traduire par C’est moi, à quoi correspond l’expression Okaeri que répond nécessairement la personne restée sur place ? Le terme Bienvenue ne paraît pas des plus appropriés puisqu’il ne s’agit pas de s’adresser à un invité, mais à un individu de retour chez lui . Dans un même ordre d’idées, l’expression Otsukare-sama qui marque la fin d’un travail ou de la journée de travail peut difficilement se traduire par un Bon travail que des collègues se répéteraient jour après jour. De façon générale, le fait d’étudier le japonais, ou d’autres langues non européennes, consiste moins à enrichir des réalités connues par des aspects « exotiques » qu’à redéfinir ses propres conceptions de la vie quotidienne.
Des malentendus peuvent exister. Lorsque l’on se réfère à des phénomènes ou à des objets concrets, de tels risques évidemment s’avèrent minimes. Les mots Pluie et Amé (雨) désignent une même réalité, de même que Boîte et Hako (箱), etc. Alors même que leur référent semble identique, les termes abstraits, cependant, impliquent très souvent des nuances que l’une ou l’autre langue employée ne reconnait pas. Dans un pays qui n’a jamais pratiqué l’esclavage à proprement parler, peut-on admettre que le terme Liberté présente exactement la même signification que son correspondant japonais Jiyû (自由), ou que les termes Esprit et Kokoro (心) se réfèrent à un même concept – dans la mesure où il n’a jamais été question, dans l’histoire des idées japonaise, de penser l’esprit indépendamment du corps ?
Ces problèmes linguistiques révèlent, comme la face émergée d’un iceberg, le fait que, n’ayant ni connu la même histoire ni développé la même philosophie ni encouragé les mêmes valeurs sociales, les cultures occidentales et extrême-orientales ne reposent pas sur le même système de références conceptuelles (même si, bien heureusement, la communication et la compréhension sont toujours possibles). C’est à ce titre, notamment, qu’ont pu naître au Japon un certain nombre d’activités, de pratiques ou de traditions n’ayant aucun équivalent dans le reste du monde. Ce qu’on désigne communément en français comme la cérémonie du thé est de celles-là.
Si la cérémonie du thé est pratiquée au Japon depuis plus de cinq siècles (peu avant l’arrivée des premiers Occidentaux), son déroulement reste inchangé jusqu’à nos jours : un maître de thé reçoit un ou plusieurs invités dans une pièce équipée d’un foyer pour leur servir une boisson appelée matcha (un thé vert amer et velouté, obtenu à partir d’une poudre mélangée à de l’eau chaude). Après avoir assisté à la préparation du thé, les invités savourent une petite douceur et finissent par déguster leur breuvage. Il est à noter que les ustensiles employés par le maître de thé (boîtes, bols, cuillères, fouets, etc.) conservent encore aujourd’hui les formes qu’ils présentaient à l’origine.
Le terme cérémonie employé par les Occidentaux est trompeur : il ne s’agit ni de rendre un culte à une divinité de quelque sorte qu’elle soit – la pratique n’a rien de liturgique et le thé ne joue en aucun cas le rôle accordé à l’hostie et au vin de messe lors des célébrations catholiques par exemple –, ni de commémorer le moindre événement particulier, que ce soit une fête religieuse ou civile, voire un changement de saison. La cérémonie se pratique à tout moment de l’année comme à toute heure de la journée. Aucune signification cachée n’est à prêter aux gestes effectués par le maître de thé, ceux-ci ne différent pas fondamentalement de ceux qu’un individu lambda peut réaliser chez lui en préparant un matcha. On fait chauffer de l’eau, on prépare le thé, l’invité le boit, et voilà tout.
La différence, car il y en a une, réside dans le fait que le maître de thé se doit de conformer la totalité de ses gestes, de ses postures et de ses déplacements à un modèle préétabli, que l’on nomme kata (形). Qu’il s’agisse de s’asseoir sur le tatami, de manipuler ou de reposer chaque ustensile, de puiser l’eau chaude dans le récipient, de la verser dans le bol pour la mélanger à la poudre de thé, ou encore de servir l’invité, aucune action n’est laissée au hasard, aucune place n’est laissée à la moindre improvisation. L’invité lui-même est tenu de recevoir le bol et d’en absorber le contenu selon des règles très précises. Il va sans dire qu’une telle activité exige des participants une attention particulièrement intense – digne d’une cérémonie, au sens commun du terme.
La langue japonaise, qui ne reconnaît pas cette appellation, désigne cette pratique par l’expression voie du thé (茶道, Sadô). Si la dénomination diffère dans les langues européennes, c’est que le terme de voie, particulièrement difficile à définir, ne présente aucun référent dans les cultures qui leur sont associées. Sont définies comme des voies des activités des plus variées, dont certaines paradoxalement sont pratiquées de nos jours aux quatre coins du monde. Figurent parmi elles des activités artistiques telles que la calligraphie (書道, Shodô) ou la composition florale (華道, Kadô), des activités plus physiques regroupées autour de l’art du combat (武道, Budô) comme l’art du sabre (剣道, Kendô), le tir à l’arc (弓道, Kyûdô), le judo (柔道, littéralement la voie souple) et le karaté (空手道, la voie de la main vide), ou encore des activités sans équivalent en Occident comme la voie du thé ou l’art d’apprécier les parfums (香道, Kôdô). Si leur appellation est différente, les pratiques traditionnelles théâtrales (Nô, Kyôgen, Kabuki, Rakugo et Bunraku), littéraires (Haikai) et picturales (Sumi-e, lavis à l’encre de Chine) peuvent tout aussi bien être définies comme des voies.
Malgré leurs indéniables différences, ces activités ont ceci de commun qu’elles ne se conçoivent ni comme de simples activités physiques ni comme de pures activités intellectuelles. Dans la mesure où le corps, on l’a vu, ne s’oppose pas à l’esprit mais le complète en un même tout, les voies s’adressent simultanément, et selon des degrés divers, à l’un comme à l’autre. Le geste que l’on effectue dans le cadre d’une voie est à considérer comme un acte doublement physique et mental en ce sens que l’attention apportée aux mouvements du corps prolonge et traduit une profonde concentration intérieure. La maîtrise de l’un conditionne celle de l’autre.
Si toutes les voies comprennent des pratiques différentes, c’est que chacune d’entre elles se décompose en un nombre déterminé de kata dont la nature et l’exécution lui sont propres. Dans cette optique, les voies ne sont rien d’autre que des activités où tout se réduit aux gestes qui les caractérisent1(1) Si, pour une même voie, les kata peuvent varier selon les écoles ou les styles, chaque branche ne reconnaît que ceux sur lesquels elle se fonde.. Pratiquer une voie ne suppose donc aucun enseignement théorique : il suffit qu’un maître initie le pratiquant aux kata qui correspondent à sa discipline et que celui-ci les reproduise le plus grand nombre de fois possible jusqu’à pouvoir les accomplir avec confiance et habileté.
Enfin, on remarquera que, s’ils existent en nombre limité, la réalisation même des kata est soumise à certaines conditions extérieures : dans les arts martiaux, celle-ci dépend des mouvements effectués par l’adversaire auquel le pratiquant est confronté ; dans les arts de la scène, l’exécution des kata diffère selon le type de personnage et d’expression qu’il s’agit d’interpréter ; dans la voie du thé, ils reflètent le changement des saisons. La préparation d’un thé en hiver, en effet, n’exige pas le même état d’esprit que celle d’un thé en été.
La voie du thé mène-t-elle quelque part ?
La culture des voies, toujours pratiquée aujourd’hui, trouve son point culminant pendant l’époque d’Edo (1603-1868), mais s’enracine plus profondément dans l’histoire du Japon dans la mesure où la plupart d’entre elles ont été systématisées au cours de l’époque de Muromachi (1336-1573). Cela étant, les pratiques auxquelles elles renvoient existaient bien évidemment avant leur établissement en tant que voies. Celle du sabre, par exemple, n’est pas à l’origine de la pratique de combat dont elle tire son nom. Il en va de même pour la voie du thé : bien que l’on considère le moine Murata Jukô (1422-1502) comme son fondateur, la coutume de boire du thé remonte en réalité à des temps plus anciens2(2) La coutume se serait d’abord répandue, au 13ème siècle, parmi les guerriers s’adonnant à la méditation zen, avant de gagner en popularité pour devenir une sorte de divertissement qui consistait à apprécier la qualité des ustensiles employés, d’abord importés de Chine, tout en tâchant de deviner la provenance du matcha servi. Se déroulant dans une atmosphère de plus en plus tranquille, qu’il s’agissait de goûter au même titre que le breuvage lui-même, les réunions de thé se sont progressivement codifiées à partir du 15ème siècle.. Si ces activités ont été perçues sous un regard différent, c’est qu’elles ont subi au cours de cette période féodale l’influence de la philosophie bouddhique.
Sur ce point, quelques remarques préliminaires sont nécessaires . Le bouddhisme reconnaît comme dogme fondamental le fait que nos attachements aux choses de ce monde constituent la source de nos souffrances : nous voulons que les choses restent ce qu’elles sont alors qu’elles sont en perpétuel changement. Ces souffrances conditionnent nos actes (karma), les empoisonnent en quelque sorte, et ceux-ci nous maintiennent constamment dans le cycle des renaissances (Samsara). Le bouddhisme suppose en effet que nous revenons à la vie sous d’autres formes et en d’autres temps pour atteindre, au fil de nos existences successives, l’état dans lequel la souffrance n’a plus aucune raison d’être (Nirvana). Le terme de voie désigne dans ce contexte la pratique du non-attachement, autrement dit la méditation, dont la finalité consiste à nous libérer du Samsara pour nous mener vers le Nirvana.
Concrètement, il s’agit moins de renoncer aux choses de ce monde que de prendre conscience à la fois de leur vacuité (du fait que les choses n’existent pas par elles-mêmes, mais que tout procédant de tout, chaque chose est vide de nature propre et se manifeste nécessairement sous une forme éphémère) et de celle de son propre moi (« je » n’existe qu’en vertu de tout ce qui est). Cette prise de conscience est désignée sous le terme d’éveil ou, en japonais, celui de satori (悟り).
Depuis ses origines, le bouddhisme s’est scindé en d’innombrables branches se distinguant les unes des autres soit par un système de pratiques spécifique, soit par une approche philosophique différente. C’est ainsi que, selon Robert Heinemann(33) Spécialiste du bouddhisme japonais, Robert Heinemann a occupé un poste de professeur à l’Université de Genève entre le début des années 80 et la fin des années 90. Des enregistrements sonores de ses cours sont accessibles sur le site internet de l’université., si « certaines formes du bouddhisme indien ont représenté la voie du salut comme une montée qui permet de sortir de l’existence douloureuse […] ou comme une sorte de désintégration des structures de notre mental […], le bouddhisme d’Extrême-Orient, et tout particulièrement le bouddhisme japonais, souligne un autre aspect selon lequel le Samsara et le Nirvana ne sont pas deux aires distinctes, mais sont uns sans être la même chose. La délivrance se réalise à l’intérieur même du Samsara et de nos tourments : nous pouvons être éveillés sans que toute la structure de notre mental se délite »4(4) Heinemann, Les grandes controverses dans l’histoire des idées japonaises (https://mediaserver.unige.ch/play/56876, à partir de 7’40).
L’idée selon laquelle l’éveil ne s’obtient pas en pratiquant une série graduelle de méditations comprenant un début et une fin, mais se réalise ici et maintenant dans le monde de nos attachements, a contribué à l’émergence de nouvelles écoles et notamment celle du bouddhisme zen. Selon elles, nous pouvons nous détacher des choses et des souffrances qu’elles occasionnent en opérant à chaque instant de notre pensée la prise de conscience de leur vacuité. Ainsi redéfinie, la voie ne mène plus à un but, mais s’identifie à un fonctionnement selon lequel l’éveil se réalise dans la succession des instants. Si délivrance il y a, celle-ci a lieu dans le flux même de nos pensées.
La philosophie zen désigne ce type de pratique sous le terme de non-pensée (無心, Mushin). Le mot n’est pas à prendre au sens d’une pensée vide, mais d’une pensée détachée, glissant sur toutes choses sans jamais s’y fixer. Autrement dit, il ne s’agit pas de ne penser à rien, mais « de penser tous les objets sans se laisser infecter par eux (…) : à chaque instant de pensée, on se libère des contraintes qu’on s’impose soi-même par la pensée de l’instant précédent »5(5) Heinemann, Le Bouddhisme japonais – philosophie de la vacuité (https://mediaserver.unige.ch/play/56799, à partir de 37’40). Chaque instant de pensée est vécu pleinement, pour lui-même, comme s’il portait à lui seul la totalité de tous les instants.
Connu pour avoir achevé la codification du théâtre Nô, Zeami (1363-1443) passe pour le premier laïc à avoir réinterprété le déroulement de pratiques anciennes (en l’occurrence, des danses et des chants exécutés en plein air) à la lumière de la philosophie bouddhique. Considérant en effet que chaque geste doit être réalisé pour lui-même suivant le principe de la non-pensée, il est également le premier à proposer une théorie des kata et à poser pour idéal, une fois ceux-ci parfaitement maîtrisés, un niveau d’aisance ou de liberté à partir duquel l’esprit du pratiquant ne s’accroche plus à rien. Dans le zen, cet état est comparé à de l’eau qui, n’ayant aucune couleur, aucune forme ni aucun goût est capable, selon les circonstances auxquelles elle est soumise, de prendre toutes les couleurs, toutes les formes et tous les goûts.
La voie du thé telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui est essentiellement due aux conceptions léguées par Sen no Rikyû (1522-1591) dans la continuité de la pensée bouddhique. Son enseignement tournait en effet autour de l’adage « une vie, une rencontre » (一期一会, ichigo ichie) par lequel il s’agit de comprendre que « tout doit se faire comme si on ne le faisait qu’une seule fois »6(6) Heinemann, La « Voie » et les « Voies » au Japon (https://mediaserver.unige.ch/play/56837, à partir de 31’50). Chaque geste, chaque réunion, chaque journée constitue un instant, ou une série d’instants, dont la configuration particulière ne se reproduit qu’une seule fois au regard de tous les instants possibles. Chaque instant ouvre sur la totalité : il s’agit de vivre tout ce qu’il y a à vivre en ce moment précis.
S’opposant au faste et à l’ostentatoire dont faisaient preuve certaines réunions de thé de son époque, Rikyû prônait la simplicité et le dépouillement, selon les codes propres au style wabi-cha (わび茶), tant dans la forme des ustensiles employés que dans l’aménagement de la pièce où l’on sert le thé7(7) L’opposition entre ces deux styles est abordée dans le film Mademoiselle Ogin (1962) de Kinuyo Tanaka.. Réduite à une surface exiguë (trois voire deux nattes et demie), celle-ci ne présente plus, à compter de Rikyû, qu’une composition florale ou une calligraphie pour toute décoration. Dans le jardin des instants, le superflu n’est pas de mise.
Quand on pratique la voie du thé, il importe que la concentration reste totale : la moindre goutte d’eau versée, le moindre froissement de tissu, la respiration elle-même participent au déroulement de l’activité. C’est à ce prix que les gestes, maintes et maintes fois répétés, peuvent être investis par la personnalité du pratiquant et que celui-ci, au fil des jours, des saisons et des rencontres, peut prendre conscience de la pureté de chaque instant et ne faire plus qu’un avec eux.
Comme toutes les voies, celle du thé est à considérer sous l’angle de la pratique bouddhique et de la recherche de l’éveil. C’est sous ce biais, par ailleurs, que le cinéaste Tatsushi Ômori la présente dans son film DANS UN JARDIN QU’ON DIRAIT ÉTERNEL (2018), dont le titre original pourrait se traduire par : chaque jour est un bon jour.
Nicolas Debarle
Spécialiste du cinéma japonais, Nicolas Debarle est auteur de nombreux articles, dossiers et comptes-rendus de festival parus dans le cadre de revues internet (Il était une fois le cinéma, EastAsia). Il enseigne la langue française à Tokyo où il réside depuis 2012.